Fraternité et Unité
Il faut imaginer un immense serpent d’asphalte qui déploie sa longue carcasse, se courbe, se délie, se recroqueville et puis finalement se déplie dans le sens de la longueur sur 1182 km de distance, dans le cœur des Balkans. Comme un fleuve qui prendrait sa source dans les montagnes verdoyantes du nord de la Slovénie, à quelques encablures de l’Autriche, et finirait sa course dans les collines pelées du sud de la Macédoine du Nord, avant de se perdre à la frontière grecque.
À l’époque de la République fédérative socialiste de Yougoslavie (1945-1992), l’autoroute de la Fraternité et de l’Unité reliait quatre républiques, toutes membres de ce même pays : la Slovénie, la Croatie, la Serbie, et la Macédoine. Fraternité et Unité : c’était l’un des slogans du régime, l’un des principes directeurs affichés, officiels, de cet État socialiste qui voulait faire vivre ensemble les Slovènes et les Croates catholiques, les Serbes et les Macédoniens orthodoxes, les Bosniaques musulmans.
Cette route, c’était la « colonne vertébrale » du pays, explique l’historien slovène Mitja Velikonja. Une « jugulaire » qui reliait le cœur de la Yougoslavie, ses deux plus importantes villes, les capitales de ses deux plus grandes républiques : Zagreb, en Croatie, et Belgrade en Serbie.
Mais ce vaste projet de construction lancé dans les années 1950, qui servait des objectifs économiques comme politiques, est arrivé « trop tard », ajoute-t-il. Aujourd’hui, la Yougoslavie a disparu, le pays s’est disloqué dans le sang au début des années 1990.
L’autoroute en tant que telle n’existe plus. Pourtant, il est encore possible de suivre son parcours, un réseau composé de plusieurs routes nationales connectées entre elles. « La Yougoslavie a échoué. Pas la route », ajoute Mitja Velikonja.
« On ne peut pas échapper au passé », poursuit Mitja Velikonja. L’historien parle vrai. Sur le parcours de l’ancienne autoroute, ce passé commun est partout. Étals de marchés aux puces où se vendent pins ou drapeaux frappés d’une étoile rouge ; immenses immeubles d’habitation qui s’étirent dans les faubourgs des villes ; vieux messieurs dont l’œil s’allume quand ils convoquent leurs souvenirs de l’« uniforme d’un blanc éclatant » de la marine yougoslave, discours nostalgiques qui évoquent avec chaleur « l’utopie » de l’économie socialiste… Autant de points communs qui relient encore ces quatre pays.
Mais le passé, ce sont aussi ces stigmates de la guerre, maisons aux façades criblées d’impacts de balles de gros calibre, graffitis qui rendent hommage aux soldats tués lors du conflit, drapeaux nationaux partout. Parfois, les paroles se font plus dures, elles jettent une lumière plus crue et plus réaliste sur ce pays fondé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dont les dirigeants ont mis sous le tapis et des réalités ethniques et le lourd passif hérité du conflit.
J’ai parcouru l’ancienne autoroute dans toute sa longueur, à la recherche des traces de la Yougoslavie. Dans son architecture, dans son atmosphère, dans les similitudes qui existent aujourd’hui entre les différents pays, dans ses habitants aussi, qui convoquent volontiers leurs souvenirs ou, à l’inverse, préfèrent les oublier.
Je me suis également intéressé au quotidien de ces quatre pays, hier membres d’un même État et aujourd’hui très différents. En les reliant, le parcours de la route dessine un tableau très contrasté, mais où surnagent beaucoup de similitudes. Avec un passé commun en toile de fond.